2 SYSTÈMES DE NOTIONS : L'APPROCHE VIENNOISE

Dans les lignes qui suivent, nous nous bornerons à exposer quelques points essentiels à la compréhension du contenu et de la structure des microglossaires de TERMISTI, lesquels nous semblent offrir de bons exemples de terminographie notionnelle multilingue. Notre principale source de référence sera le Manuel de terminologie publié par Helmut Felber (1987), ouvrage qui intègre l'essentiel des théories développées par Eugen Wüster, le père fondateur de l'Ecole de Vienne en terminologie. Le détail des fondements théoriques sur lesquels se fonde Wüster a été présenté dans La banque des mots par le professeur Pierre Lerat (1989). Pour plus de détail, on lira également l'article de Wüster (1959-60) intitulé Exposé illustré et terminologique de la nomination du monde et un récent article de Felber (1994) : Terminology Research : Its Relation to the Theory of Science.

Le "Que sais-je?" consacré par Alain Rey (1992) à la terminologie permettra de conserver une distance parfois salutaire... En effet, la théorie de la terminologie demeure fort marquée par Wüster, l'Ecole de Vienne et l'idéal normalisateur de l'ISO. Aujourd'hui, le champ de la terminologie est nettement investi par des linguistes formés à la démarche saussurienne, laquelle a censément mis fin à la vision de la langue comme une "nomenclature". On pense aujourd'hui que la langue donne une forme à la substance du sens et l'on adhère généralement à l'hypothèse de Sapir-Whorf selon laquelle les locuteurs de chaque langue découpent, organisent la réalité de manière différente. En ce sens, il peut paraître désuet de donner une si grande place au concept (ou notion), sorte d'idée néo-platonicienne érigée au rang de bienfait technique sur lequel fonder la communication interlinguistique.... S'il nous a semblé bon de conserver cette référence, c'est parce que l'approche conceptuelle, quoique criticable, demeure une bonne manière d'introduire la problématique de l'équivalence et des réseaux notionnels, sans pour autant renoncer à une approche descriptive des différences entre les langues.


2.1 La notion

Dans son état actuel, la terminologie est fondée sur un modèle tripartite dont les trois points-clés sont l'objet, la notion et le signe. Voici la représentation sous forme de triangle de ce modèle qui simplifie nettement le modèle quadripartite défendu par Eugen Wüster (1959-60). Comme l'a montré le professeur Pierre Lerat (1989 : 56sv.), cette vision triangulaire a pour avantage d'être compatible avec les théories linguistiques :

Tableau n° 1

extrait de Lerat (1989 : 56)

La plupart des terminologues fondent leur travail sur la référence à une abstraction mentale de l'ordre du concept et dénommée notion. Au-delà des particularités propres à telle ou telle approche, on peut considérer que la référence à la notion fait l'objet d'un large consensus en terminologie, même si des divergences s'observent entre telle et telle école. Nous proposons au lecteur d'accepter les définitions du terme, de la notion et de l'objet telles qu'elles figurent dans la dernière norme ISO 1087 (1990) consacrée au vocabulaire de la terminologie.

"Notion : Unité de pensée constituée par abstraction à partir des propriétés communes à un ensemble d'objets.
NOTE - Les notions ne sont pas liées aux langues individuelles. Elles sont cependant influencées par le contexte socioculturel." (ISO 1087 1990 : 1.)

"Objet : Elément de la réalité qui peut être perçu ou conçu.
NOTE - Les objets peuvent être matériels (par exemple : moteur) ou immatériels (par exemple : magnétisme)." (ISO 1087 1990 : 1.)

"Terme : Désignation au moyen d'une unité linguistique d'une notion définie dans une langue de spécialité.
NOTE - Un terme peut être constitué d'un ou de plusieurs mots (terme simple ou terme complexe) et même de symboles." (ISO 1087 1990 : 5.)

Toute norme est le fruit d'un compromis entre les membres du comité rédacteur (TC 37) de l'ISO. Quand bien même elles demeurent marquées par l'influence viennoise et ne peuvent satisfaire tout le monde, ces normes sont suffisamment générales pour que chacun s'y retrouve.


2.2 Les caractères

Dans la théorie viennoise, les notions se composent d'un ensemble de caractères. Ces caractères, qui sont des propriétés des objets conceptualisés, permettent de différencier ou de rapprocher les notions. Normalement, les genres sont distingués des espèces selon un même type de caractère, c.-à-d. en fonction de caractères fondés sur un même critère de subdivision (p. ex. le nombre de mâts, dans la subdivision des voiliers en trois-mâts, quatre-mâts, cinq-mâts, etc.).

La théorie viennoise distingue des caractères dits intrinsèques, qui marquent des caractéristiques inhérentes (p. ex. 'trois mâts' dans trois-mâts barque), et des caractères dits extrinsèques, qui marquent notamment la destination ou la provenance (p. ex. 'contre le roulis' dans plateau à roulis, Paasch 1901 : 396). Les premiers sont réputés mieux convenir à la classification des notions au sein d'une hiérarchie espèce-genre (Felber 1987 : 100).

A l'usage, cette distinction se révèle difficile à manier et de peu d'utilité en matière de classement. La distinction entre caractères indépendants et caractères dépendants, qui n'est malheureusement plus prise en compte dans les dernières normes ISO 704 (1987) et ISO 1087 (1990), nous paraît plus fondamentale pour caractériser les classifications espèce-genre. Les caractères dépendants doivent nécessairement intervenir à des niveaux hyponymiques différents de la hiérarchie arborescente : "le caractère supérieur doit précéder le caractère subordonné" (Felber : 1987 : 100). Par exemple, dans la distinction des types de navires, le caractère 'muni d'une chaudière' précède nécessairement des caractères comme 'muni de roues à aubes' ou 'muni d'une hélice', auxquels il est supérieur. En effet, les notions vapeur à roues et bateau à vapeur à hélice sont hiérarchiquement subordonnées à la notion (bateau à) vapeur.

Tableau n° 2

(d'après Paasch 1901 : 7)

Par contre, les caractères indépendants "peuvent se suivre à différents niveaux d'une série verticale de notions et être combinés arbitrairement" (Felber 1987 : 101). En d'autres termes, dans une même arborescence fondée sur la relation hyponymique TY, des caractères indépendants peuvent servir à distinguer des co-hyponymes sur la base de critères de subdivision différents. Par exemple, les caractères 'fixe' ou 'volant', d'une part, et 'situé sur le mât d'artimon' ou 'situé sur le grand mât', d'autre part, permettent de distinguer quatre types particuliers de la notion hunier : hunier fixe et hunier volant d'une part, petit hunier et grand hunier d'autre part. Fondés sur des critères différents (la mobilité et l'emplacement), ces caractères sont indépendants dans la mesure où ils peuvent se combiner à un niveau inférieur pour distinguer les notions petit hunier volant, petit hunier fixe, grand hunier volant et grand hunier fixe.

Tableau n° 3

(d'après Paasch 1901 : 338-339)

En résumé, ce sont les caractères qui servent à identifier les notions et à déterminer leur place dans une hiérarchie espèce-genre. Lisons le commentaire de Felber à ce sujet : "Un système de notions dépend des types de caractères choisis. Si les caractères sont indépendants [...], on peut suivre n'importe quel système. Mais s'ils sont [dépendants], ils doivent suivre un ordre déterminé (le caractère 'meulage' doit suivre le caractère 'usinage'). Il faut souligner que l'existence de deux systèmes de notions à structures différentes pour un domaine particulier peut être justifiée." (Felber 1987 : 112.)


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© , Centre de recherche Termisti
février 1996.