7 TERMINOLOGIE MULTILINGUE ET ÉQUIVALENCE

7.1 La tradition viennoise face à l'équivalence

La linguistique a depuis longtemps montré que toutes les langues n'approchent pas la réalité de la même manière et que de nombreux problèmes se posent lors de l'établissement d'équivalences. En divers passages de son oeuvre, Eugen Wüster a rappelé cet état de fait et regretté que de nombreux terminographes réalisent des ouvrages dans lesquels le système notionnel est conditionné par une langue particulière, ce qui débouche inévitablement sur des impossibilités de traduction.

Face aux problèmes d'équivalence soulevé par la divergence notionnelle entre les langues, Wüster (1971 : 44-45) proposait pour solution d'adopter un système notionnel commun, normalisé au niveau international. Son principal héritier, Helmut Felber (1987 : 131) ne semble pas échapper à la confusion qui ferait de la terminologie une discipline foncièrement normative, habilitée à déterminer une fois pour toutes ce qui existe et ce qui n'existe pas, soumettant toutes les langues de l'humanité au diktat conceptuel de quelques langues européennes. Aujourd'hui encore, Felber (1994 : 165) propose de procéder à une unification notionnelle en cas de non-isomorphisme. Il est pourtant paradoxal que dans le même temps il présente comme normal le fait qu'un même objet puisse être conceptualisé de manière différente selon les disciplines envisagées.


7.2 Un réseau notionnel interlinguistique (R.N.I.)

Dans un article intitulé Terminological Equivalence and Translation, Reiner Arntz (1993 : 6-7) se fonde sur le problème de la divergence dans la manière dont les langues désignent les couleurs pour montrer qu'il convient avant toute chose de décrire les systèmes notionnels propres à chaque langue. Pour Arntz, l'approche descriptive constitue le fondement d'une terminologie multilingue orientée vers la traduction. Elle permet de comparer les systèmes notionnels de chaque langue pour découvrir toutes les divergences à prendre en compte lors de l'établissement des équivalences. Il préfère toutefois ne pas recourir à la normalisation dans une perspective de traduction et propose de résoudre les difficultés éventuelles par des procédés linguistiques tels l'emprunt, la néologie et la paraphrase.

Cette perspective est intéressante, car elle consiste à rendre compatibles les réseaux notionnels de chaque langue plutôt que de les standardiser internationalement. Dans une terminographie multilingue, chaque langue doit pouvoir servir indistinctement de langue source ou de langue cible. La seule manière de satisfaire à cette exigence sans verser dans la normalisation semble bien être de fusionner les réseaux notionnels de chacune des langues considérées, de manière à rendre compte de toutes leurs particularités. Pour établir ce réseau notionnel commun, que nous nommerons dorénavant réseau notionnel interlinguistique ou R.N.I., le terminologue doit nécessairement partir de l'observation des désignations de chaque langue pour identifier les concepts qu'elle véhicule (sémasiologie). La recherche des équivalents (onomasiologie) s'effectue ensuite, mais elle doit, autant que possible, être respectueuse des faits décrits.

Dans une telle perspective, l'activité de normalisation n'est pas une condition nécessaire à l'établissement de l'équivalence. Arntz (ibid.) décrit d'ailleurs la normalisation terminologique comme une activité parallèle, quand bien même elle est également précédée d'une phase descriptive. Contrairement à ce qu'affirme Felber (1987 : 152), l'approche descriptive n'est donc pas qu'"une phase préliminaire qui prépare le travail terminologique normatif"; elle peut aussi constituer le fondement d'une démarche d'établissement de l'équivalence.

S'il est arrivé à Wüster (1981 : 79) de parler de "système de notions international", il ne semble pas avoir voulu désigner par ces mots la démarche du R.N.I. décrite ci-dessus, mais plutôt les systèmes notionnels unifiés internationalement qui existent comme tels dans quelques domaines et qui ne requièrent donc pas de normalisation. Toutefois, l'introduction du Dictionnaire multilingue de la machine-outil montre que, confronté à la réalité des langues, Wüster (1968 : 2.19) a adopté une démarche plus descriptive que normative.


7.3 Principe d'équivalence notionnelle et découpage conceptuel

Dans un article fort intéressant, Levrat et Sabah (1990 : 93) rappellent que dans divers réseaux sémantiques, un lien d'équivalence permet de représenter les relations de synonymie. Ils montrent que "lors de la gestion automatique du réseau, ce lien peut être utile pour mettre en évidence des polysémies potentielles : si A est synonyme de B et si A est synonyme de C alors que B n'est pas synonyme de C, c'est que probablement A possède deux sens qui devraient être différenciés par deux noeuds du réseau."

Les réseaux, qu'ils soient notionnels ou sémantiques, sont bâtis sur une perspective conceptuelle. Cette citation montre que dans un réseau sémantique, la synonymie est basée sur l'équivalence entre deux concepts, comme l'est la traduction dans un réseau notionnel interlinguistique. Tout semble donc nous autoriser à transposer la loi qui vient d'être énoncée pour l'adapter à la distinction des notions (ou concepts) en terminologie traductionnelle. L'énoncé qui suit explique comment identifier les termes qui renvoient à plusieurs notions et qui devront vraisemblablement faire l'objet d'un dégroupement hyponymique au sein du R.N.I. :

Si A de L1 est équivalent à a de L2 et si A de L1 est équivalent à b de L2 alors que a de L2 n'est pas synonyme de b de L2, c'est que probablement A de L1 possède deux sens qui devraient être différenciés par deux noeuds du réseau.

L1 L2
notion 1 A a
notion 2 A b

Ce principe, que nous dénommerons principe d'équivalence notionnelle (P.E.N.), est scrupuleusement respecté dans le dictionnaire de Paasch (1901) : De la quille à la pomme de mât. Grâce au dégroupement homonymique, le terminographe y a veillé à ce qu'à chaque notion identifiée corresponde un terme adéquat. Ces dégroupements homonymiques peuvent être dus à une ou plusieurs langues :

Watch. The act of vigilance. Veille. Action de veiller. Wache; Wachen.
Watch. The divisions of time by day and night on board a ship, when a certain portion of a vessel's crew are on duty. Quart. Division du temps tant le jour que la nuit à bord d'un navire, pendant laquelle une certaine partie de l'équipage est de service sur le pont. Wache. Die Zeiteintheilung bei Tag und Nacht an Bord eines Schiffes, an der ein gewisser Theil der Bemannung Dienst auf Deck hat.
Watch. The men employed to form a watch; for instance : the half of the crew. Bordée. Nom donné à la partie d'un équipage formant le quart. Wache. Benennung für die Leute, welche eine Wache bilden (zu einer Wache gehören).
(Paasch 1901 : 576)

Pilotage. The skill or knowledge of a pilot respecting coasts, rivers, channels, currents, etc. Pilotage. La connaissance d'un pilote des côtes, fleuves, courants, etc. Lootsenkunde. Die Kenntniss eines Lootsen in Betreff der Küsten, Flüsse, Strömungen, des Fahrwassers u.s.w.
[...] [...] [...]
Pilotage. The money paid for the services of a pilot. Droits de pilotage. Contributions perçues pour les services rendus par les pilotes. Lootsengeld. Das, für die Dienste eines Lootsen gezahlte Geld.
[...] [...] [...]
Pilot-office. The building or the rooms in a sea-port, in which the Pilot-master and assistants conduct the business in connection with pilotage. Pilotage. Bureaux de l'Administration du Pilotage dans un port, où l'inspecteur du pilotage et ses assistants dirigent les affaires se rapportant au pilotage des navires. Lootsenwesen. Gebäude, in welchem sich die Büreaus einer Lootsenbehörde befinden und woselbst alle dieses Fach betreffenden Angelegenheiten erledigt werden.
(Paasch 1901 : 512)

Bien entendu, l'application stricte du principe d'équivalence notionnelle implique que la présence d'un synonyme dans l'une des langues concernées suffise à justifier le principe de dégroupement, conformément à la loi d'établissement des noeuds du réseau monolingue (Levrat et Sabah : ibid.). Par exemple, dans le passage suivant :

Breakwater. A structure of timber; iron or steel plates, say from one to four feet in height according to the size of the vessel, fitted across forecastle-decks (notably of large steamers) to break the force of any sea shipped over the bows. Brise-lame. Construction en bois, en fer ou en acier, ayant une hauteur de un à quatre pieds selon la grandeur du bâtiment, fixée en travers d'un pont de gaillard (notamment sur les grands steamers) pour briser les lames ou pour diminuer la force de celles-ci lorsqu'elles s'élèvent sur l'avant du navire. Brechwasser. Ein Gefüge von Planken, eisernen oder stählernen Platten, je nach der Grösse des Schiffes, ein bis vier Fuss hoch, welches quer über ein Backdeck (besonders bei grossen Dampfern) angebracht ist, um die Gewalt der über den Bug stürzenden Wellen zu brechen.
(Paasch 1901 : 43)

Breakwater. A stone-wall built up from the bottom of the sea, at the entrance of a bight, etc., to form a harbour, or to shelter one. Brise-lames. Sorte de digue (ou mur de pierres) érigée sur le fond de la mer en avant d'un port et qui s'élève jusqu'au-dessus des eaux, pour amortir la violence des vagues, et protéger le port. Wellenbrecher; Brechwasser. Eine am Eingange einer Bucht u.s.w. vom Grunde der See aufgebaute, deichähnliche Mauer, an welcher sich die Gewalt der Wellen bricht.
(Paasch 1901 : 424)

De nombreux cas de dégroupements homonymiques, tel le dernier cité, apparaissent d'autant plus justifiés que les notions concernées relèvent de sous-domaines différents et ne sont donc pas liées. Très souvent d'ailleurs, la prise en compte des liens notionnels corrobore la nécessité de distinguer plusieurs notions en vertu du P.E.N. Ainsi, il suffit de s'apercevoir que le terme peut être classé dans deux arborescences espèce-genre différentes pour se rendre compte qu'il recouvre vraisemblablement deux notions différentes.

On notera toutefois que des notions se distinguent parfois sur la base du seul réseau notionnel, sans qu'intervienne le P.E.N. : elles sont désignées par des termes homonymes dans chaque langue, mais recouvrent des réalités distinctes, liées par une relation fonctionnelle qui ne s'exprime pas aisément.

Course. The direction, over sea, from one point of land to another. Route. Chemin à parcourir par voie de mer, de l'un point de terre à un autre. Kurs; Curs. Die Richtung über See, von einer Landspitze zu einer anderen.
Course. The direction in which a vessel sails by compass. Route. La direction qu'un navire suit d'après la boussole. Kurs; Curs. Der Kompasstrich, auf dem ein Schiff segelt, um einen bestimmten Ort zu erreichen.
(Paasch 1901 : 443)


7.4 Une approche contrastive du découpage notionnel

En fait, il semble bien que le principe du dégroupement homonymique n'est qu'un avatar de la distinction entre homonymie et polysémie dans la tradition lexicographique. Tant que la perspective demeure monolingue, le lexicographe qui adopte une perspective homonymiques ne dispose que de peu de critères pour décider s'il y a lieu ou non d'attribuer plusieurs entrées à un même signifiant. P.ex., pomme reçoit quatre entrées dans le D.F.C. (1966) et six dans le Lexis (1987). Par contre, les dictionnaires fondés sur l'approche polysémique, comme les Petit et Grand Robert, utilisent le critère de l'étymologie pour décider du nombre d'entrées : ainsi, ils distinguent deux entrées bière, parce que le néerlandais bier et le francique bera ont connu des évolutions qui conduisent à attribuer des signifiants identiques à deux variétés bien distinctes de contenants.

Comparaison n'est certes pas raison, mais ce critère étymologique équivaut en quelque sorte, mutatis mutandis, à se servir de systèmes conceptuels propres à des langues étrangères pour présider au dégroupement homonymique. Traduites par exemple en anglais, les deux entrées bière requièrent des traductions différentes : beer et coffin, ce qui justifie l'existence de deux notions différentes au sein du R.N.I.

Les théoriciens de la lexicographie ont déjà abondamment disserté sur le caractère arbitraire du dégroupement homonymique basé sur une approche purement sémantique des notions. Il est bon de souligner que le P.E.N. fonde la norme non point sur des décisions arbitraires, mais sur une approche contrastive et une prise en compte de l'usage. Finalement, s'il y a un écart entre deux approches du sens, celui-ci sépare moins la terminographie et la lexicographie en soi que l'approche monolingue et l'approche multilingue. Cette dernière est nécessairement conditionnée par la référence. Ainsi, pour déterminer l'équivalent anglais du mot coque, il faut nécessairement préciser à quel « concept » on entend faire référence : à l'enveloppe d'un fruit ou d'un oeuf (= shell), à la carapace d'un mollusque (= cockle), à la carène d'un navire (= hull), etc.

Dès lors, s'il importe de se souvenir des travaux d'Eugen Wüster, ce n'est pas au nom d'une adhésion inconditionnelle à ses théories - vieillies sous plus d'un aspect -, mais parce que sa pensée fait écho à l'impérieuse nécessité, pour la traduction des langues de spécialité, de veiller à délimiter clairement le champ de l'équivalence.


7.5 Vers une multiplication du nombre de notions?

Une terminographie multilingue conçue sur la base du réseau notionnel d'une seule langue ne fonctionne correctement que lorsque ladite langue sert de langue source. Le rôle du principe d'équivalence notionnelle est précisément de répondre à l'une des exigences fondamentales du R.N.I. : que chaque langue puisse indifféremment servir de langue source ou de langue cible. Ce principe a toutefois pour corollaire inévitable un net accroissement du taux d'homonymie pour les langues qui possèdent les notions de plus grande extension.

A travers l'étude du dictionnaire de Paasch (1901), nous avons tenté d'isoler les principes théoriques qui expliquent comment et pourquoi le recours à l'homonymie permet, autant que l'emprunt, la néologie ou la périphrase, de résoudre des problèmes d'équivalence partielle. Nous avons ainsi été amené à découvrir que contrairement à nos prévisions, l'inévitable accroissement du nombre de notions au sein du R.N.I. était souvent restreint par le mécanisme régulateur de la "phagocytose", dont nous avons décrit ailleurs le fonctionnement (Van Campenhoudt 1994b, résumé dans Van Campenhoudt 1996).


Pour approfondir ce chapitre


Revenir au point 6 : Les relations fonctionnelles Revenir à la table des matières Passer au point 8 : Expressions idiomatiques et terminologie multilingue
© , Centre de recherche Termisti
février 1996 (mise à jour novembre 2002).